La petite fille et son livre
Par Alain Cloutier

Je reviens de mon dernier examen; il doit être autour de midi. Je suis libéré pour quatre mois de cette prison psychique assez subtile qu'est l'école. Il fait beau, le ciel est bleu, les oiseaux chantent; bref, tout va bien! Je marche tranquillement vers chez-moi quand, à un carrefour, je croise une jolie petite fille d'environ 7 ou 8 ans. Elle porte un manteau de printemps de couleur rouge, une petite jupe vert pâle et des souliers noirs vernis; ses cheveux blonds sont retenus par une barrette rose. Elle est le genre de petite fille qui attire les sentiments les plus purs, la tendresse la plus véritable. Elle se mêlait parfaitement bien avec le décor enchanteur d'une ruelle ensoleillée à la fin d'avril, aux sentiments de liberté indescriptible qui m'animent. En la voyant, on était encore plus heureux; on se sentait plus libre. Si l'expression "rayon de soleil" pouvait s'appliquer à une personne, se serait à elle.

Elle marche tranquillement, prenant tout son temps, ce que je fais aussi. Elle tient deux choses dans ses mains: dans la droite, un sac de papier brun; dans la gauche, un grand carton qui aurait pu être aussi bien un livre qu'un collage, ou encore un dessin de gouache qu'elle aurait fait à son école primaire.

En la croisant, je lui souris. Au même instant, elle me demande, comme si elle me connaissait depuis toujours, très polie, mais avec un brin de timidité dans la voix:

Monsieur, veux-tu voir mon livre?

Comment s'empêcher de dire oui à une si adorable et envoÖtante petite fille? Oui, c'est le mot: ENVOÛTANTE! Les adultes, dans la rue, ne se parle que s'ils se connaissent. Ils le font généralement à contrecoeur, et retourne au plus vite dans leur petite routine si sécurisante. Mais elle, cette petite fille au manteau rouge qui m'aborde sans me connaetre, sans même m'avoir déjà vu... la situation est presque aberrante. Mais l'ambiance de la journée aidant, je lui répond positivement. Je suis curieux de voir quel est ce livre qui a l'air si important pour elle, au point de le montrer à un pur étranger. Elle paraît contente de ma réponse et me sourit.

Tiens mon sac, monsieur, je vais te le montrer.

Étrange, la façon dont elle est polie tout en me tutoyant. Je la trouve très attachante. Je prends la sac qu'elle me tend, et ouvre son livre. Je suis délicieusement étonné: ce livre contient des personnages de carton qui se déploient, se tiennent debout lorsqu'on ouvre le livre. Ces personnages sont retenus au livre (qui n'est en fait qu'une couverture avec des figurines cartonnées l'intérieur) de façon à ce qu'il se tiennent debout quand le livre s'ouvre. La scène représente l'époque préhistorique, avec une dizaine d'hommes et de femmes des cavernes, des dinosaures et des palmiers géants. C'est vraiment mignon! Je ne porte pas attention au regards étranges et désespérés des personnages de son livre, m'étonnant cependant un peu du réalisme saisissant des personnages. Je dis à la petite fille, comme pour la remercier de m'avoir fait partager une partie de son monde (sans me douter que cette phrase avait infiniment plus de sens que je ne lui en donnais):

C'est beau! Merci!

Ce mot met fin à notre court mais combien attachant entretient. Elle me sourit et s'éloigne tranquillement, emportant son livre avec elle. Je m'aperçois qu'elle a oublié son sac et je lui fais savoir, pendant qu'elle s'éloigne, la tête un peu lasse, comme celle de quelqu'un qui vient de faire quelque chose de mal, ou d'espiégle plutôt, mais qui ne pouvait s'en empêcher, quelque chose qui est plus fort que lui, comme une fatalité quasi machiavélique. Elle se retourne; je ne sais pourquoi mais son regard paraît empreint d'une lueur compatissante:

Gardes-le monsieur, tu en auras besoin! me dit-elle.

J'imagine qu'elle a dit a cela parce l'heure du dîner approche et qu'elle va dîner chez elle, ou tout simplement parce qu'elle est généreuse, ou.... Je souris, le regarde un peu pendant qu'elle s'éloigne, ayant reprit sa démarche fataliste.

En me retournant, je bute contre quelque chose et tombe face contre terre, dans des aiguilles de Pin. Des racines et des aiguilles de Pin dans une rue asphaltée? C'est dément! Je me relève et sens la pluie tomber délicatement sur mon visage. Je regarde autour de moi, je ne vois que des arbres, mais une variété d'arbre inconnue de moi. Ils sont beaucoup plus gros que ceux qui poussent par ici; à peu près de la même taille que les Pin Douglas de Colombie-Britannique, mais d'un genre s'apparentant plus aux arbres tropicaux. Étrange!!! Le ciel s'est aussi obscurci. Il est maintenant couvert d'une épaisse couche de nuages gris. Je suis perplexe: où est ma rue, où sont les maisons, où suis-je?

Je marche, m'enfonçant dans la forêt inconnue et extrêmement drue, en scrutant les environs à la recherche d'une explication logique qui satisfera mon côté rationnel. Évidemment, je ne trouve, sur l'instant, aucune explication valable à ce qui m'arrive.

Un bruit me fait sursauter. Un grognement brise le lourd silence, se faisant de plus en plus près et effroyable. J'exécute le première chose qui me vient à l'esprit: me cacher. Je met le sac dans mes poches. J'agrippe la liane qui pend à un mêtre au-dessus de ma tête et, posant mes pieds sur le tronc, j'y grimpe. Je m'assois sur une branche, me dissimulant avec de petites branches très denses. Je commence à percevoir une forme, à travers les conifères. Ce monde est tellement réel, la situation tellement inattendue que j'ose à peine y croire. Mais je dois quand même être sur mes gardes car je sais qu'une imprudence me coûterait la vie. La forme se rapproche de plus en plus, laissant deviner sa taille gigantesque. Elle passe entre deux arbres et je la vois maintenant clairement, à mes dépends et à mon grand désarrois. C'est une sorte de lézard géant marchant sur des pattes musclées, battant l'air devant lui avec deux petites pattes à trois griffes. La partie de son anatomie la plus effroyable est sans contredit ses mâchoires démesurément grandes. Il s'approche dangereusement de l'arbre où je me suis dissimulé et dans un éclair, je comprend que je suis beaucoup trop bas, à peine quatre mêtres alors que cette créature en mesure six!!!!

La panique s'empare de moi car je sais qu'il m'a flairé, qu'il sait que je suis là. L'adrénaline aidant, je grimpe plus haut dans l'arbre, à une vitesse que seule la peur panique peut provoquer. J'émets même un cri involontaire quand sa patte agile agrippe ma cheville. Le mot crier est un peu faible. Non, en réalité, je hurle, je me défonce la gorge, un flot de larmes m'inonde les yeux, mon estomac est nouée à en faire mal. Mon espadrille lui reste dans la patte et il la déchiquette d'un coup de dent. Pour lui, je ne suis qu'une proie et c'est bien ce qui me fait peur. Dans un immense effort, j'atteins une branche hors de sa portée et j'ai maintenant le loisir particulier de le contempler dans toute son ignominie, dans toute sa bestialité, lui, le prédateur. Il me semble que sa tête me dit quelque chose; peut-être l'ai-je déjà vu au musée des sciences naturelles, ou plutôt dans ces livres sur la préhistoire, oui, c'est cela je crois, mais je n'en suis pas sûr, je ne suis plus sûr de rien. Il s'appelait, je crois, Tyrannosaurus Rex. Mais qu'est-ce que cela fout ici? Ou, à l'inverse, c'est peut-être moi qui suis sur son terrain? À voir le genre de forêt...

La bête, réalisant que je suis hors d'atteinte, fait volte-face et s'éloigne. Je ne peux tout simplement pas croire à ce qui m'arrive. Pourtant toutes les preuves sont là! Mes mains tremblent encore, ma gorge est très sèche et j'ai faim. Je repense au sac et le sors de ma poche; je l'ouvre en y découvre une pomme et une petite bouteille de jus d'orange, que je m'empresse de boire. Après avoir manger la pomme, je m'assure qui n'y a rien autour et descend de mon perchoir. Arrivé à terre, je scrute du regard les alentours et prend la direction d'un ruisseau, que je longe.

Au bout d'une heure de marche sans incidents ou rencontres, j'aperçois de la fumée, comme si quelqu'un cuisinait au barbecue. Je m'approche, me dissimulant derrière un buisson et observe la scène. Une dizaine d'hommes et de femmes sont assis près d'un feu. On jurerait qu'il s'agit d'hommes de la préhistoire avec leurs cheveux longs échevelés, les visages hirsutes, leur vêtements en haillons, ressemblant presque à des peaux de bêtes. J'aurai vraiment pu croire qu'il s'agit de peaux de bêtes si je n'avais pas vue l'étiquette BO JEANS et VUARNET sur leur vêtements. Je remarque aussi derrière eux des lambeaux de sacs de papier bruns.

Soudain, une voix aussi douce qu'intense nous parvient du ciel, disant:

Monsieur, veux-tu voir mon livre...


Novembre 1995