Les chasseurs de primes
Par Alain Cloutier

Encore une nuit passée dans ce désert stérile, à chercher des indices nous menant à notre proie. Moag-norh, mon associé, me l'avait bien dit que c'était une entreprise risquée et que nous courions à notre perte en acceptant ce contrat. Mais je voulais à tout prix que nous tentions notre chance, ne serait-ce que pour prouver à tous que nous étions les meilleurs. Il est vrai que nous n'avions pas envisagé tous les risques, mais l'argent et la gloire étaient le chemin tracé pour nous. La soif de vengeance y était aussi pour quelque chose... C'est en partie pour ces raisons que j'étais devenu chasseur de primes, un des meilleurs à l'est de la forêt de Thôg. J'ai commencé très tôt à apprendre le maniement de la dague et de l'arc. Je crois que ma rencontre avec Tribarr-quinn, le maître d'arme de la cité-forteresse d'Onshour'ka, fut décisive dans mon choix de carrière.

Entre ses mains, j'appris à exceller dans le maniement de la plupart des armes utilisées par les guerriers des mondes colonisés. Il fut mon professeur et ami durant neuf années; jusqu'au jour où il fut assassiné par un guerrier des Badlands, envoyé macabre du clan des Kervishh. À cette époque, nous ignorions tout de cette tribu, qui ne faisait jamais parler d'elle, préférant agir dans l'ombre. Plusieurs personnes, occupant même de hauts postes dans le conseil d'Onshour'ka, croyaient que ces assassins des Badlands n'étaient qu'un mythe, qu'une partie du folklore foisonnant de cette majestueuse cité-forteresse. C'était sur ce point qu'ils ont eus tort.

Peu après la mort de mon maître, que je pris fort mal d'ailleurs, je fus mis au courant, au cours d'une soirée du mois de la Lune, des détails de l'affaire par un certain Goram-kieff, moine de l'Ordre du Lotus, le plus puissant ordre religieux des Highlands. Il avait entendu des rumeurs voulant que l'auteur du crime soit un disciple de Kervishh, guilde d'assassins qui siégeaient dans les Badlands et qui, le croyait-on avant ce crime, n'en sortaient jamais; ou du moins, ne se rendaient pas jusqu'ici. La chose était concevable puisque les Badlands se situaient à plusieurs milliers de lieux d'Onshour'ka. Selon Goram-kieff, ces guerriers étaient pires que la mort elle-même, qu'ils distribuaient avec un enthousiasme des plus effroyable. J'avais certes déjà entendu parler de ces marchands de mort, mais je croyais, à cette époque, qu'ils n'étaient autres choses qu'une création des esprits dérangés de quelques funestes poètes. Les paroles de Goram-kief le moine m'enleva tout doute sur la réalité de leur existence. Un long et profond frisson me parcourut l'échine; c'était donc vrai!

Puis, je rencontrai Moag-norh, apprenti-gladiateur de deux ans mon aîné. Il avait fait ses débuts avec son père, le Maître Syis-lej'ek. À sa mort, Moag-norh a été confié aux soins de son oncle Synnok, qui était sorcier de deuxième niveau dans un petit hameau situé à l'orée de la forêt de Thôg. Nous sommes devenus inséparables, comme des frères. Au fil des années, nous avons eu les mêmes maîtres, participé aux mêmes tournois, reçus les mêmes honneurs. Nous étions devenus des combattants hors pair.

Quand, à 20 ans, je décidai de quitter Onshour'ka pour aller chercher fortune plus au sud, au-delà des monts Styg, mon ami me suivi. À cette époque, les temps étaient difficiles pour nous, ayant à peine de quoi se nourrir convenablement, mais c'était la voie que nous avions choisie. Après plusieurs semaines de marche, nous étions arrivés dans la cité de Nym, appelée, à raison je dois en convenir, la capitale de la corruption. Dans cette cité grise et agitée, où on ne devait faire confiance à personne, un ami m'était d'un grand secours. Nous avons fait maints travaux jusqu'au jour où nous avons eu vent du montant d'argent que les autorités de cette cité payaient pour la capture (ce qui signifie, à mots couvert, élimination) des criminels. Et Dieu sait qu'il y en avait dans cette cité! La décision fut rapide. Utilisant nos connaissances et notre expérience au combat, l'élimination de la plupart des criminels fut chose relativement aisée. Nous touchions la forte prime, car nous ramenions toujours une preuve que cet individu n'était plus en moyen de nuire à quiconque. En l'occurrence, le chef de la milice de Nym recevait, en moyenne deux jours après la parution de l'avis de recherche, un colis contenant la peau du visage de l'individu recherché, qui nous prenions grands soins de ne pas abîmer. Notre entreprise fut très fructueuse; nous formions une magnifique équipe.

Un jour, un de nos informateurs nous donna rendez-vous dans une petite taverne située près du port. Il avait l'air beaucoup plus soucieux qu'à l'habitude, on aurait même dit qu'il était effrayé. Moag-norh lui demanda la cause de cette si grande inquiétude. Notre informateur nous révéla, à voix basse, qu'une série de meurtres atroces aurait été commise par des étrangers possédant une arme terrifiante. Il nous dit ensuite que les victimes, tous des maîtres, avaient été retrouvées dans un état atroce, mutilées de façon tellement inhumaine que ce ne pouvait être que les guerriers Kervishh. Mes yeux s'agrandirent sous l'effet de la stupeur. Un malaise profond s'insinua en moi. Ma respiration se fit plus saccadée. Je lui demandai s'il en était sûr. Malheureusement, il l'était. Pendant plusieurs années, l'image des Kervishh massacrant mon professeur m'avait hanté. J'avais réussi, les années aidant, à oublier. Ses paroles avaient ravivé en une seconde ces affreux souvenirs, car j'avais vu le cadavre de Tribarr-quinn mon maître, incroyablement mutilé. On aurait dit que son corps avait explosé, tellement il y avait des débris humains partout dans la pièce. Je l'avais identifié grâce à son amulette, que j'avais trouvé sous les monceaux de chairs rougeâtres. C'était trop horrible...Et maintenant, cela recommence. Notre informateur nous avisa ensuite qu'il y avait en jeu une somme colossale pour ceux qui élimineraient ce meurtrier sanguinaire. L'informateur nous dit enfin, sous toutes réserves, que les autorités ne croyaient pas qu'il puissent y avoir plus d'un suspect puisque qu'ils n'avaient trouvés que les traces de pas d'une seule personne, aux alentours des carnages. Il prit alors congé de nous après avoir reçu son gage. Moag-norh avait l'air perplexe. Certes, cette chasse, dans l'éventualité presque négligeable d'un succès, rapporterait une fortune, mais les risques étaient disproportionnés. Selon lui, la chasse n'en valait pas le coup. Nous en avons discuté trois jours entiers, à la suite desquels je réussi à le convaincre que ce serait la chasse de notre vie. Si j'avais su que ce serait celle de sa mort...

Nous partîmes à l'aube, quittant cette cité bruyante pour nous diriger vers les arides et hostiles Badlands. Nous fîmes le voyage seuls, nul guide n'ayant eu le courage de nous accompagner. À dos de cheval, le trajet dura deux longues semaines, qui nous parurent interminables. Le paysage changea graduellement, passant des magnifiques steppes couvertes de lis bleus à un paysage aride, dévasté, où la température était plus que suffocante. Nous regrettions beaucoup la cité de Nym, et encore plus Onshourr'ka. La pensée d'un succès rapide nous raviva un peu, mais nous savions, au fond de nous, que nos chances de succès étaient plutôt minces. Et puis, quelle était cette mystérieuse et effroyable arme que nous avions entendu parler? Nous n'en savions absolument rien. Peut-être que la puissance de ces guerriers Kervishh avait été exagérée, ou modifiée subjectivement par la barbarie de leurs massacres. Mais nous ne devions pas non plus nous sous-estimer, car notre réputation de guerriers n'était plus à faire. Cette arme inconnue de tous hanta mes pensées pour le reste du trajet. Peut-être n'était-elle pas si terrifiante que cela après tout?

À la tombée de la nuit, nous fîmes halte près d'un immense rocher, pour nous mettre à l'abri du vent, qui soufflait en tempête depuis quelques heures déjà. Les chevaux attachés et le campement provisoire monté, nous sommes endormis, brisés par la fatigue. Nous dormions d'un sommeil lourd quand, brusquement, un cri atroce, et trop aigu nous tira du pays des rêves. Nous levant d'un bond, nous avons tout de suite pris conscience de ce à quoi nous avions affaire. Un immense Quantrall planait au-dessus de nous. N'en ayant jamais vu (seul un voyageur m'en parla, une fois, dans la cité de Nym), nous fûmes très étonnés et effrayé par son apparence et par son mode de déplacement. Il ressemblait à une gigantesque Baudroie des abysses, mais en plus affreux, en plus repoussant. Moag-norh semblait fasciné par les mouvements de la créature, qui consistaient en des sauts en tout point semblables à des mouvements quantiques (d'où le nom de cette chose infernale). Elle disparaissait tranquillement d'un endroit pour apparaître quelques grandeurs d'homme plus loin dans un léger bruit de crépitement, puis, elle revenait à sa position d'origine. Elle ne semblait pas pouvoir apparaître entre ces deux positions. La chose qui nous fit sortir de notre torpeur fut la vue d'un dangereux aiguillon qui servait de queue à l'immonde créature. Moag-norh leva son sabre en direction de la créature, qui planait tranquillement à environ deux grandeurs d'homme au-dessus de nous, en émettant constamment cet insupportable grincement qui nous avait tiré du sommeil quelques instants plus tôt. Le Quantrall se dissipa un instant, puis réapparu très près de Moag-norh, qui n'eut que le temps de se pencher pour éviter de justesse l'aiguillons mortel. Je décochai une flèche qui alla se planter à la base son cou. Mon ami prit aussi son arc et lui décocha une série de flèches sous l'abdomen pendant que je lui lançai ma hache d'arme, qui atteignit le but visé avec une étonnante précision.

Dans un grand fracas, la repoussante tête de la créature tomba à nos pieds, suivi de son imposant corps. Elle se dissipa une dernière fois pour se rematérialiser un peu plus loin, dans un faible cri, plus grave et plus rauque, cette fois. Moag-norh la piqua de la pointe de son sabre: elle était bel et bien morte.

Le reste de la nuit se passa sans incidents. Aux premières lueurs de l'aube, la brise fraîche fit place à la chaleur suffocante. Nous sommes repartis sur la trace du Kervishh sans grande hâte, accablés sous la chaleur intense. Nous avancions de peine et de misère sur nos montures quand je piquai du nez et me retrouvai tête première dans le sable brûlant. Je compris que mon cheval venait de succomber à l'épouvantable brasier qui nous entourait. Montant à deux sur le cheval restant, nous avons poursuivi notre route, étant nous-mêmes au bord de la déshydratation. Le soleil de plomb nous dardait inlassablement de ses brûlants rayons; notre respiration de fit de plus en plus oppressée. Le deuxième cheval devait rendre l'âme à peine quelques heures plus tard.

Le soir venu, nous avions monté le campement provisoire comme à l'habitude. Avant de dormir, je fis remarquer à mon ami l'étrangeté du ciel. En effet, nous ne vîmes la lueur d'aucune étoile, comme si elles ne voulaient pas être témoins de quelque chose de trop horrible. Quelques instants après que nous nous soyons endormis, une rumeur nous éveilla. Tout se passa si vite que nous eûmes à peine le temps de réagir. Un Kervishh (selon la description de quelques voyageurs, c'était bien un Kervishh) se précipita dans les jambes de mon ami, qui resta cloué sur le sol desséché, ne pouvant qu'être passif devant tant de puissance. Je me lançai sur le Kervishh, dague au poing, en criant comme un damné. Je sentis alors une intense douleur au visage, perdant momentanément mes esprits. Je me ressaisis et vis au travers les filets de sang qui m'obstruaient la vue, l'humanoïde arrachant une jambe à Moag-norh et me la lança, en éclatant d'un rire sauvage et sardonique comme jamais je n'en avais entendu. De la main droite, je dégainai mon épée et levai mon bras, prêt à lui assener un coup mortel. L'action se passa bien trop vite. J'eus seulement le temps de voir la créature se retourner et pointer vers moi une arme avant de sentir une violente douleur dans mon bras droit, comme si tous les os de mon bras avaient étés réduits en bouillis. Elle s'avança maintenant vers moi, pour m'achever quand Moag-norh, dans un bref moment de conscience, lui lança sa dague dans la nuque. Le Kervishh, hurlant, se retourna avec une vitesse incroyable et pointa son arme étrange vers mon ami en appuyant sur ce qui lui servait de gâchette.

Ce qui se passa après alla me marquer pour le restant de mes jours. Le corps de Moag-norh se mit à trembler convulsivement, secoué par des spasmes anormalement violents, puis une chose insensée se produisit: son corps explosa avec une force inouïe, éclaboussant partout autour; j'en reçus beaucoup sur moi. Mais la chose la plus horrible fut l'expression de son visage juste avant qu'il n'explose. Il me regarda intensément, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, voulait croire que rien ne s'était passé. Mais il était trop tard, l'onde de la mort sortie de l'arme étrange du Kervishh l'avait déjà traversé. Jamais je n'oublierai ce regard.

La suite n'est qu'une série de malheurs. Je fus capturé par le Kervishh qui me ramenèrent en trophée de chasse dans son clan. Par une nuit de grande tempête, je réussis à m'évader de ce campement.

J'ai dû marcher dans la tempête pendant deux ou trois jours avant d'être recouvert par un groupe de marchands nomades qui se dirigeaient vers la plaine de Tourfig. J'étais déshydraté à l'extrême. La gangrène m'avait rongé le bras droit, l'infection s'était introduite dans les plaies ouvertes de mon visage. Grâce aux soins que les marchands m'ont prodigués, j'ai pu recouvrer, après plusieurs mois, une santé à peu près normale. Je commençai même à m'habituer à vivre avec un seul bras. J'ai dû longtemps porter des bandages au visage mais cela n'a plus beaucoup d'importance maintenant. J'ai à ce moment pris la décision de quitter définitivement ma carrière de chasseur de primes.

Je suis maintenant un vieil homme, passant ses journées à cultiver la terre dans une belle campagne du pays de Trus'jiib où des oiseaux chantent pour m'éveiller doucement tous les matins. Je cultive la terre et je raconte des histoires aux plus jeunes, le soir, autour du feu. Des histoires du temps où j'étais un jeune et agile guerrier. Dans mes histoires, je ne fais cependant jamais mention de cette nuit sans étoiles...


Décembre 1991