Machiavélisme statuesque
Par Alain Cloutier

Une clameur se fait entendre, semblant venir de partout (eh, oh, pas d'indices!); un effroyable grésillement ou plutôt, si on fait abstraction du plus primitif sens de la rationalité, un cri. Tapis sous ce qui, en des conditions plus diurnes, nous aurait servi de comptoir, nous les entendons s'approcher, essayant d'anticiper leurs malsaines actions. Deux personnes courageuses bravant l'inconnu dégénéré. J'entend sa repiration, unique preuve tangible (et grandement appréciée) de la rassurante réalité de sa présence dans cette mer d'encre (l'encre invisible serait souhaitable, mais la mer présente semble plutôt constituée d'encre de Chine ou du Népal). Nos regards ne peuvent dévoiler l'étendue de notre crainte (et la radio faisant interférence et diffraction à notre canal télépathique, optionnel sur le câble à 9,95$/mois). Fuir serait la seule solution, mais elle devient insensée devant de telles entités, capables de s'incruster en n'importe quelles émissions, boîtes de goûter ou chandails (le merchandising habituel, quoi!).

Enveloppées dans la plus infâme des noirceurs abyssales, les créatures se meuvent avec agilité, bondissant d'un plateau à un autre, ne laissant sur leur passage que fibres et désolation (ils ont même le culot d'ouvrir et de fermer des centaines de livres, super vite!). La tension monte et je l'attrape, sort mon canif et en prend une tranche. J'offre ainsi un bout de tension à la personne qui partage mon angoisse, qui la dévore rapidement (elle se sent un peu moins tendue à présent).

Sans crier gare (puisque nous sommes à plus de 200 coudées de celle-ci), une petite main frôle ma cuisse, qui se fige (ma cuisse, pas la petite main, car elle est déjà figée — voir chapitre 31 du document non-existant).

Nous avons crié ensemble (que de romantisme!) et sur le même octave pendant plus de 27 jours (ouvrables, bien sûr!). Puis, le temps et surtout l'épuisement des cordes vocales aidant, nous nous sommes calmés. Son regard se pose alors sur la petite main sur ma cuisse (entre‑temps, la noirceur abyssale et avait fait place à l'éclairage aux néons (que de progrès!). Ce qu'elle voit la transporte dans un monde insoupçonné de halo de gargantualisme duéliste et charmant (ouais, ouais! mais encore?!).

Devant nous se tiennent 4 polymèroïdes passe-partoutum semblable à des tapis-sauve-pantalon-modelés-en-créatures. Le premier, schizophrène de son état, possède en souvenir de son déjeuner une immense paire de chevelures mauvâtres. Le deuxième ressemble à un cheval ayant assisté à un "Pyjama Party" dans le film "Chérie, j'ai réduit le budget". La troisième, seule fille de l'inspirante (?) ribambelle, répond au nom de Basilic, Persil ou Romarin (enfin, quelque chose dans le style...). Le dernier et sûrement le moindre, vraiment épeurant autant de profil que par en-dessous, répond au sobriquet de Granpapa-Bi, car il est doué du pouvoir de bicorporéité et de maux de tête à volonté (quelque fois, ce sont cependant des cas extrêmement rares, il peut occuper jusqu'à 147 corps simultanément, mais ce ne sont que des oui-dires et les maux de tête ne sont pas compris dans le forfait).

Cette panoplie de phantasmes infantiles plastifiés nous dévisage, attendant visiblement une réponse à leurs questions existentielles posées 23 jours plus tôt. Occupés que nous sommes à les imaginer près d'un foyer (ou plutôt en plein centre de ce dernier), leurs questions étaient passées devant nos visages comme de la farine sur le dos d'un canard à saveur de cannelle (ce nom me dit quelque chose! mais quoi?). Doucement, sans les brusquer, je leur demande gentiment et poliment de nous raconter gaiement leur enfance, depuis l'usine de moulage...


Octobre 1993