Idylle moderne
Par Alain Cloutier

Assis devant mon ordinateur comme on s'agenouille devant un prie-dieu, je m'apprête à édifier un monument littéraire au dieu Academus (en fait, il s'agit plus humblement d'un travail de session...) quand un étrange sifflement attire mon attention, canalisant mes sens tel un chien "Pointer" attend le coup de feu. Ce souffle aigu semble émaner du panneau arrière, immondice compréhensible étant donné que la totalité des connexions s'y trouve. Je ne m'y arrête guère, trop occupé à jongler mentalement avec les éléments du monde académique pour me soucier du bruit d'autrui (surtout quant l'autrui en question a adopté la physionomie non-sympathique d'un micro-ordinateuroïde).

J'essaie tant bien que mal (surtout mal, je crois) de me concentrer sur mon impie labeur. Ce n'est quand même pas un ignoble vacarme aussi imperceptible qu'assourdissant qui va ralentir mes élans de candeur littéraire spontanée, non mais! Un éclair de conscience froide et logique me rappelle le théorie de la bulle isolatrice. Me félicitant de cette brillante initiative cérébrale, je l'applique à grands frais, espérant un résultat à coup sûr.

Que de déception! Cet obscur tumulte me nargue, se moque de moi du haut de ses subtils mais non moins détestables décibels. C'en est assez! La pensée d'une panne d'électricité éventuelle à l'échelle de la province me plaît beaucoup, ne pensant guère que la mise hors tension locale de MON appareil serait souhaitable. Les mots exécutent une endiablée farandole en mon esprits déjà fort troublé, tournoyant sur eux-même avec une telle vélocité que je ne peux les capturer pour les fixer à mon texte. C'en est trop! Je décide de passer vaillamment à l'action.

Tout de débrouillardise vêtu, je m'insinue précautionneusement dans l'antre de la bête infâme: le panneau arrière de la créature silliconesque. Rampant et me faufilant à travers les kilomètres de câbles rébarbatifs comme un G.I. avançant vers les lignes ennemis, je crois détecter la source de tous mes tracas: une anomalie physiologique dans la fiche de transfert des données. La lumière blafarde distillée au compte-goutte par les lointains néons lèche malicieusement mon noble visage de ses ombres immondes (que de poésie!). L'état de quasi noirceur abyssale dans laquelle les lieux semblent plongés me laisse pantois, médusé; que dis-je, abasourdi! Les disgracieux câbles rient d'un grésillement nasillard non-dissimulé. M'armant de courage et de tournevis (je préférerai des instruments de torture plus conventionnels, mais le "pau-de-arara" et le bassin électrifié ont été éliminés d'un commun accord), je m'apprête à lui faire sa fête, lui qui atteint le paroxysme du mauvais goût sonore, quand une voix de 16 bits m'interpelle avec véhémence.

- Ne crois-tu pas qu'il serait temps d'avoir une franche discussion sur l'utilisation modéré des théorie de la réverbération australo-quantique naissant d'un état d'âme maniaco-dépressif figurée par l'image pseudo-concrète que tu fais de ton Moi intérieur supplantant ton complexe d'Oedipe non-existant mais refoulé en cherchant ainsi à suppléer une carence en donnée basales rachitiques provenant des premières expériences concluante de spiritualité thermoluminescente abstraite touchant à tous les domaines de la plomberie assisté par une conceptualisation profonde de l'utilisation et l'exploitation minière de l'ordinateur?

Que pouvais-je répondre à cela! En un tournemain, je saisis l'importance de posséder un disque dur sain d'esprit, le mien ayant à première vue perdu sa raison il a y de cela fort longtemps. Élaborant aussi rapidement que mentalement un plan d'attaque quant à la façon de réagir face à un disque dur schizophrène, j'en viens à la pathétique conclusion qu'il faut que je continu à dialoguer avec lui, étant donné son équilibre émotionnel trop instable. Restant sur mes gardes (étant malheureusement trop infortuné pour m'allier de vrais gardes, je dois me contenter des miens), je lui demande à tous hasard ce qui ne va pas.

Pendant vingt-huit heures de palabres à sens unique, le dragon sans ailes me débite une interminable ("minable" caractérise bien ses mornes propos) liste de récriminations toutes moins fondées les unes que les autres, dans laquelle je figure à titre de "vilain de l'histoire". Je crois comprendre, entre autre, qu'il s'était fait silencieux pendant de nombreux mois, probablement par peur de sortir des cadres que la société lui impose ou paraît lui imposer. Un ordinateur n'est pas censé parler, disent les uns; un ordinateur n'est pas censé éprouver quoi que ce soit disent les autres. Je crois aussi déceler dans ses paroles quelques traces non-feintes de nobles sentiments à mon égard. Son ton hostile de tout à l'heure n'était donc qu'une façade?

Il me dit aimer les sensuelles caresses qui lui sont prodiguées lors de longues et envoûtantes séances d'écriture, par l'intermédiaire tactile de son membre récepteur (le clavier...). Il trouve mon doigté "étrangement stimulant". À maintes reprises, il a dû renoncer à gémir sous l'emprise ensorcelante de mon touché sensuel et viril. Lui qui, en temps normal, est asexué, se voyait transporté dans un monde de plaisirs jusqu'alors inconnu. Selon lui, j'éveille dans ses circuits des torrents de désirs charnels à un point tel qu'il songeait sérieusement à se débrancher si je ne répondais pas à ses incessants appels à l'amour. Au bout d'une autre période de monologue conversationnel, il me révèle enfin la plénitude de sa passion exprimée en des mots on ne peut plus simples:

- Veux-tu m'épouser?

À cela, je réponds d'une voix qui se veut rêveuse, sincère et romantique:

- Cela arrive à un moment bien inopportun. Le magnétoscope et moi sommes fiancés depuis maintenant trois semaines...


Octobre 1993